Discours de la secrétaire générale du Bureau des Droits Humains en Haïti (BDHH) – Biwo dwa moun, Mme Pauline Lecarpentier, à l’occasion de la finale de la 6ème édition du Concours de plaidoirie sur les droits humains
3 septembre 2021, Cour de Cassation de la République
Nous vivons cette 6ème édition comme un carrefour.
Un carrefour où se croisent toutes les tensions, tous les problèmes, toutes les espérances du pays.
Cette 6ème édition du Concours marque un nouveau point d’étape, un moment de consolidation pour le Bureau qui ne cesse de grandir et d’inscrire, malgré tout, son action dans le temps long.
Ces dernières semaines, ces derniers jours, lorsque nous coordonnions chaque détail de l’organisation avec Esther Grégoire, lauréate de la 4ème édition, nous ne cessions d’agir en référence. Tiens, ça me rappelle la première édition ! Nous avions fait cela pour la deuxième … Souvenez-vous pour la cinquième !
Désormais, et plus que jamais, ce Concours a plusieurs voix.
Celles de l’année dernière et des années précédentes qui font désormais partie de l’équipe, et notamment Murielle Stepherly Paillant, Caleb Lefèvre et Yveline Saintidor, respectivement stagiaires et avocate stagiaire au BDHH, tous trois présents dans cette salle, derrière ce pupitre, il y a tout juste un an, en compagnie de Rose Lumane Saint-Jean.
Mais aussi ceux et celles, les plus de 200 étudiant-e-s, qui ont eu l’occasion au fil des ans de prendre part aux si nombreuses et passionnantes joutes oratoires.
Et toutes celles et ceux qui ont contribué, année après année, à faire de cette aventure une réussite, comme si nous réinventions édition après édition la potion magique capable de changer les maux (m-a-u-x) en mots (m-o-t-s).
Et des maux/mots, nous en avons à profusion.
Pour la première fois, depuis 6 ans, ces maux ont bien failli faire taire ce Concours.
L’épidémie du coronavirus nous avait déjà marqué, c’est vrai, l’année dernière, nous forçant à repousser de plusieurs mois les dernières étapes du Concours. Et c’est encore masqué, bourré de contraintes sanitaires, forcé de limiter à contre cœur le nombre de spectateurs, que nous avons pu nous retrouver aujourd’hui.
Mais c’est une menace plus visible, plus immédiate, plus sanglante, qui s’est ajoutée ces derniers mois.
La guerre qui s’est intensifiée à Martissant, chassant de leurs maisons des milliers de déplacés et coupant le grand sud du reste du pays, puis l’assassinat spectaculaire du Président Jovenel Moïse, nous ont laissé sans voix, sans projection.
Nous avons cependant pris la chance de nous préparer à nouveau début aout, tout en sachant pertinemment qu’aucun problème n’était réglé. C’est alors que, trois jours avant la date programmée pour le premier tour, un coup de semonce inattendu a ébranlé notre volonté d’avancer. S’en est suivi, la veille du Concours, une violente tempête qui a bien failli faire voler en éclat notre détermination…
Des milliers de personnes sont mortes. Des dizaines de milliers sont sans abri, sans secours. Alors, à quoi bon ? A quoi bon faire ce Concours ?
La question, je ne vous le cache pas, s’est posée. Et c’est vous qui nous avez apporté la réponse.
Car nous avons le devoir de créer d’autres références.
Cette finale est une chance, certains diraient presque un miracle. Hier encore, alors que la zone du Champ-de-Mars était transpercée par les tirs, rien n’était sûr, tout pouvait encore être remis en cause.
Chaque pas est un pas de gagné, et nous pouvons être fiers du chemin difficile, escarpé, dangereux, qui nous a mené aujourd’hui jusqu’à ces quatre finalistes.
Ce carrefour, j’en suis convaincue, offre de nouvelles pistes pour de nombreux jeunes qui vous écoutent et se disent que malgré tout, la lumière peut être trouvée au bout du tunnel. Des jeunes qui prennent leur place dans le monde et se prêtent à rêver de pouvoir, à leur tour, décrocher la lune.
C’est ce cheminement que nous avons voulu mettre en lumière avec « LUMANITE », ce film qui retrace les coulisses de la participation de Rose Lumane au Concours international d’éloquence. Ce sont ces nouvelles références que nous voulons mettre en écho, pour donner envie à d’autres, à leur tour, de s’exprimer.
La puissance de ces mots partagés ne nous fait pas pour autant oublier le poids des maux qui pèsent sur le pays, un an après l’exécution sauvage du Bâtonnier Dorval, qui était pourtant parmi nous, bien vivant, dans ce jury, lors d’une édition passée.
Nous ne pouvons oublier le poids de la violence et de l’impunité, quelques jours après que l’une des participantes de la 5ème édition du Concours ait été kidnappée – et fort heureusement depuis libérée.
Quelle est la place de la victime dans le procès pénal ?
Cette question, posée pour la présélection de cette 6ème édition, parait presque périmée, à l’heure de l’impunité… Combien de procès ont-ils pu être menés à bien ces dernières années dans les tribunaux haïtiens ? Combien de victimes ont pu faire simplement valoir leurs droits, sans même parler d’obtenir justice ?
Ce décompte amer n’empêche pas que la question mérite d’être posée. Car elle nous fracture au quotidien, nous qui défendons à la fois les droits de ceux qui vivent l’arbitraire et de ceux et celles qui réclament justice.
Comment balancer les droits de chacun et faire vivre l’esprit du contradictoire ? Comment organiser des débats équilibrés ? Imposer le droit face à la loi du plus fort ?
Que faire de cette vérité judiciaire qui, ici moins qu’ailleurs, colle avec le réel ? Que dire à une victime qui se retrouve, en plus de son traumatisme, à devoir seule porter le fardeau de la preuve ?
Ces problèmes ne se posent pas qu’ici, mais ils se posent, ici, avec tant d’autres problèmes !
Alors, la solution est-elle d’aller voir ailleurs ? La solution est-elle de demander à l’ailleurs de venir jusqu’ici pour régler le problème ?
Et … avec quelle garantie ?
Nous sommes à un nouveau carrefour. A nous, à vous, de décider des prochains pas, l’un, après l’autre.