Discours de Me Jacques LETANG, Bâtonnier des Coteaux, Président de la Fédération des Barreaux d’Haïti (FBH)
Rentrée judiciaire lundi 05 octobre 2020, Côteaux
Messieurs, mesdames
C’est avec tristesse que je participe aujourd’hui à cette nouvelle rentrée judiciaire. Les temps sont troublés. L’année 2020-2021 s’annonce mal. L’année dernière, la rentrée judiciaire n’avait même pas pu se tenir. Cette année, nous sommes là, mais en deuil.
Je vous demanderais donc, avant toute autre chose, d’observer une minute de silence en mémoire de Me Monferrier Dorval, lâchement assassiné le 28 aout 2020.
…
L’hommage, malheureusement, ne suffit pas. Nous ne pouvons formuler d’ailleurs ce qui suffirait, pour qu’à nouveau, résonne un esprit de justice dans ce pays.
En une année, nous avons cumulé les drames, les souffrances, les peurs.
Les manifestations, la violence, le « peyi lock », la prolifération et la fédération des gangs, la hausse des kidnappings, des assassinats ciblés, des massacres dans les quartiers populaires…
Tout cela, dans un parfait climat d’impunité, à peine troublé par des interventions souvent intempestives du pouvoir. Notre système judiciaire est à genoux, incapable de faire face. Il est rongé de toute part par de nombreux maux : La corruption, le trafic d’influence, l’arbitraire, le non-respect des tarifs judiciaires, la violation des délais et des règles les plus élémentaires dans le traitement des dossiers, l’état dégradé de nombreux tribunaux parfois délocalisés dans de petites maisons privées, sans parler des prisons, … Le manque de personnel et de moyens, les grèves à répétition, dont celles des greffiers qui dure jusqu’à ce jour, le non renouvellement des mandats, les interférences multiples du pouvoir, à tous les niveaux. Et le silence, complice, du Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire, qui n’est pas là où nous étions en droit de l’attendre.
La justice ne se rend plus dans notre pays. Elle s’est rendue, vendue aux intérêts des puissants, désintégrée sous le poids des mauvaises pratiques et des intérêts inavouables…
L’assassinat de Me Monferrier Dorval, illustre avocat, Professeur de droit constitutionnel, Bâtonnier de Port-au-Prince, Conseiller de la Fédération des Barreaux d’Haïti, s’inscrit dans cette terrible liste noire. Au-delà du chagrin qu’elle a suscité pour chacun d’entre nous, cette attaque frontale ne peut que nous inquiéter sur la solidité des derniers remparts de l’Etat de droit. L’exécution à bout portant d’un étudiant de l’Ecole Normale Supérieure manifestant pour la défense du droit à l’éducation n’est qu’un pas de plus vers la perte de sens commun.
L’épidémie de Coronavirus qui a ébranlé le monde ces derniers mois a mis à l’épreuve notre société. Sans bruit, les gens se meurent de maladie mais aussi de malnutrition, aggravée par les contraintes imposées aux plus vulnérables. Le jeu des puissants autour de la monnaie nationale fragilise encore davantage les maigres équilibres qui permettaient à chacun d’organiser sa survie.
Aucun accompagnement n’a été offert par l’Etat pour compenser les sacrifices imposés à la population pour respecter les mesures sanitaires. Aucune garantie n’a été donnée pour que cette nouvelle crise ne provoque de nouvelles malversations. Le seul coup de projecteur sur la situation des prisons a accouché sur une vaste entreprise de fraude et de libérations arbitraires.
Hors de Port-au-Prince, le problème de la justice se conjugue de manière un peu différente, même si la criminalité organisée tend à généraliser son contrôle sur le territoire et les problématiques qu’elle génère. Cette juridiction des Coteaux, l’une des plus jeunes de notre pays, a été créée en 2003 pour rapprocher les justiciables de la justice. Je ne suis malheureusement pas sûr que le bilan, 17 ans après, soit satisfaisant.
La création du Barreau en 2010 a marqué un pas indispensable vers cette quête de justice en permettant la présence effective et organisée d’avocats et avocates dans la juridiction, Mais tout reste à faire dans ces zones rurales qui sont pratiquement délaissées par l’Etat. L’arbitraire se conjugue ici d’une autre manière, mais il est bien là. Tout comme l’impunité, alors que des coupables de crimes atroces commis au su et au vu de tous courent les grands chemins sans être inquiétés ; alors que la justice cède trop souvent la place au lynchage et à la violence privée.
J’ai eu l’honneur d’être élu en février dernier Président de la Fédération des Barreaux d’Haïti en ma qualité de Bâtonnier des Coteaux. Il s’agit d’une marque importante pour cette juridiction appelée à nouveau à porter une voix au niveau national. La FBH est une institution cardinale, parce qu’elle représente tous les avocats et avocates de ce pays. Parce qu’elle est composée des 18 barreaux de la République, et qu’elle incarne à ce titre une véritable vision décentralisatrice qui manque tant dans ce pays.
Dans la continuité de la dynamique impulsée ces derniers mois, la FBH doit jouer ce rôle de représentation de l’ensemble des Barreaux, et doit impliquer encore davantage les membres de la basoche sur l’ensemble du territoire national. Nous sommes plus forts à plusieurs : L’union fait la force.
Nos institutions sont aujourd’hui plus affaiblies que jamais. Nous nous enfonçons dans une crise politique profonde dont il est difficile de prévoir l’issue. Comment imaginer qu’il n’existe pratiquement plus aucune autorité légitime aux commandes dans ce pays, au centre comme dans les périphéries ? Comment accepter que les autorités locales, qui doivent jouer un rôle essentiel dans la démocratie de proximité, soient aujourd’hui remplacées par des personnes nommées par le pouvoir exécutif ?
En juillet 2020, le Conseil d’Administration de la Fédération des Barreaux d’Haïti réuni à l’extraordinaire a adopté à l’unanimité deux résolutions historiques.
La première portait sur l’adoption des Décrets par le pouvoir exécutif. Comment comprendre que le Président de notre République s’arroge le privilège de prendre la place du législateur, après avoir déclaré la caducité du Parlement dont il avait la mission d’assurer la continuité ? Depuis ces résolutions, le pouvoir exécutif ne s’est plus vanté d’adopter de nouvelles lois. L’a-t-il malgré tout fait en cachette ? La réponse n’est pas encore claire…
La deuxième résolution portait sur le nouveau Conseil National d’Assistance Légale prévu par la loi adoptée en 2018. Tout comme l’Ecole de la Magistrature qui attend depuis plus de dix ans la nomination de son Conseil d’administration, le CNAL a vu le jour mort-né, avec la mise en place d’une direction ad interim placée directement sous la coupe du ministère de la Justice. La FBH a mené un long combat pour dénoncer ces pratiques malheureusement cautionnées par plusieurs institutions internationales et bailleurs de fonds qui constituent une violation flagrante des règles les plus élémentaires prévues pour garantir l’indépendance de cette institution cardinale pour l’accès à la justice. Cette opposition ferme aux dérives du pouvoir a finalement contraint l’Etat à publier l’arrêté nommant les membres du CNAL. Il s’agit à l’évidence d’une victoire que nous devrons suivre avec attention et vigilance.
Récemment, la Fédération a dû intervenir à nouveau dans le cadre de la constitution du dernier Conseil Electoral Provisoire. L’alerte de la FBH, suivie par de nombreuses autres institutions, a joué un rôle déterminant auprès de la Cour de Cassation qui a refusé de recevoir le serment des personnalités désignées par le Pouvoir en dehors du chemin tracé par la Constitution. Nous ne pouvons que souhaiter que la plus haute institution judiciaire du pays s’inscrive plus durablement dans la défense de nos valeurs démocratiques.
Ces derniers mois, la Fédération des Barreaux d’Haïti a su donner le ton. Elle a cependant été profondément ébranlée par l’attaque violente qu’elle a subie à la fin du mois d’aout dernier. Les 18 Barreaux ont fait front commun, recevant le soutien de nombreux Barreaux étrangers et des plus importantes associations d’avocats à travers le monde.
Les Barreaux ont répondu présent et ont marché ensemble pour demander justice. Ils marcheront encore, aujourd’hui, dans chaque juridiction, après cette cérémonie. Justice pour Me Dorval ! Justice pour tous les haïtiens et les haïtiennes qui sont sauvagement assassinés, dont les droits sont violés au quotidien !
Notre rôle, à nous avocats, avocates, mais aussi à vous, magistrats, magistrates, personnels judiciaire, autorités locales, membres du corps policiers, membres de la société civile, notre rôle est bien de nous battre pour sauvegarder et défendre une vision de la société basée sur le droit, sur le respect des droits de chacune et de chacun.
La route est longue, et semée de carrefours. Il reste beaucoup de chemin à faire, ensemble, pour le bien commun. Souhaitons que cette nouvelle année offre à notre système judiciaire l’occasion de se montrer à la hauteur des défis qu’il confronte. Merci.