« Création et engagement. Qu’est ce qu’être un-e artiste engagé-e ? ».
Projection-débat autour du film 407 jou, FOKAL, 4 février 2020
Introduction de Pauline Lecarpentier
Depuis sa création en mars 2015, le Bureau des Droits Humains en Haïti – Biwo dwa moun s’implique dans la défense des droits humains. Nous sommes des juristes, et notre domaine d’expertise se trouve au tribunal. Mais le droit est au croisement de la vie ; il représente un prisme extraordinaire pour plonger au cœur des failles de l’être humain. Le droit, à la frontière entre le bien et le mal, le permis et l’interdit, le juste et l’injuste. A travers les services d’assistance légale que nous offrons aux plus vulnérables, nous plongeons de plein pied dans les méandres de l’âme humaine, des difficultés de la vie. Détention arbitraire, violences basées sur le genre, pension alimentaire, massacres de masse, expropriation des paysans…
Certaines personnes voient le droit comme une discipline froide. Mais il n’y a rien de plus chaud. Ce moment où l’on libère une personne, arrêtée depuis 3, 6, 9, parfois 11 ans sans aucune nouvelle de l’extérieur. Cette personne libérée sans avertissement, qui bascule dans la liberté comme dans un grande vide, sans savoir ce qu’elle va retrouver… Ces enfants délaissés, et leur mère qui se démène pour leur offrir un avenir… Celles-là qui ploient sous les coups de leur mari et parfois, la menace de leur mort… Ces personnes qui expliquent par le menu les sévices que viennent de leur faire subir de jeunes bourreaux proclamés chef de gangs… Ces injustices qui s’amassent et s’amoncèlent chaque jour au bureau, avec leur lot de malheur, de douleur et de reproches face à ce système judiciaire si peu capable de les entendre.
Le droit est au carrefour des sciences humaines, et leur donne vie. Depuis le début, l’art a été pour nous un recours, un exécutoire pour toute cette violence, cette douleur, cet arbitraire. Une façon de partager les horreurs qu’on nous confie. De dépasser les limites imposées par le système. De dénoncer quand le contexte ne nous permet plus d’agir… Un moyen de porter la voix des victimes, répercuter leur cri, et partager le poids que l’on met sur nos épaules. Une manière pour, avec cette horreur, recréer du beau.
La résignation est surement le premier maux d’Haïti. La semaine passée, lors d’un cocktail, un diplomate me confiait qu’en Haïti, les personnes, leur vie, ont moins de valeur qu’ailleurs. C’est malheureusement vrai. Pour la communauté internationale, mais aussi ici, dans les yeux de chaque haïtien, qui découvre presque chaque matin sur son téléphone des images d’horreur sans rien dire, sans rien faire, sinon les partager à ses amis. Nous nous habituons à cette violence qui en devient banale, et de ce fait nous cultivons l’impunité qui la protège et la nourrit.
Les rapports publiés par dizaines depuis des décennies n’arrivent pas assez à saisir cette inhumanité, à combattre ce découragement, et cette résignation qu’il charrie. Ces rapports trop hermétiques peinent à porter un message, à canaliser une révolte. A incarner une souffrance, humaniser une révolte. A voir les personnes, les vies, derrière les faits bruts. Comment alors partager cette indignation, première marche vers la quête de justice ? Les dynamiques sont malheureusement fermées les uns aux autres. Les professionnels du droit, d’un côté, magistrats, et avocats. Les militants des droits humains, de l’autre. Loin d’eux, un milieu culturel et artistique particulièrement vivace, mais trop peu connecté aux acteurs traditionnels…
La volonté du BDHH depuis sa création a été de créer des passerelles entre les mondes, et d’ouvrir nos portes aux artistes pour qu’ils puissent à la fois puiser leur inspiration dans notre expérience et répercuter nos efforts auprès du grand public. Des choses extraordinaires, impensables, ont déjà vu le jour, dans le cadre d’un premier cycle intitulé : « les lettres mortes, où comment l’art peut redonner vie aux mots ». Des créations sensibles autour des petits mots tombés dans l’oubli des détenus des prisons haïtiennes. Exposition, dessins, marionnettes, théâtre, film… Des aventures créant des carrefours inattendus, ouvrant des opportunités inespérées, touchant un public toujours plus nombreux et impliqué. Humanisé. Des aventures mettant en scène les victimes même des injustices, pour les mettre en valeur, mais aussi en faire des artistes… Et venir rompre ou subvertir la frontière entre ceux qui vivent, ceux qui savent, ceux qui font, ceux qui créent…
Qu’est-ce qu’un-e artiste ? Qu’est-ce qu’un-e artiste engagé-e ? L’art et les droits humains ont-ils quelque chose à voir ? Quelles relations entre l’artiste et la cité ?
Quelles passerelles créer entre les mondes professionnels, académiques, militants et culturels ? Peut-on en tant qu’acteur commander de l’art engagé ? N’est-ce pas alors lui faire perdre sa liberté ?
Nous vous proposons aujourd’hui d’échanger autour de ces sujets avec Guy Régis Junior, Michèle Duvivier Pierre Louis, Eléonore Coyette et Paul Junior Casimir. Mais tout d’abord, nous avons le plaisir de vous présenter ici le court métrage 407 jou, qui résume et prolonge tout à la fois cette histoire à la frontière entre création et engagement, entre droit et culture.