Intervention du BDHH à la 173ème audience publique de la CIDH

Ce lundi 23 septembre 2019, Me Jacques LETANG et Me Woodkend EUGENE ont représenté le BDHH à l 173ème audience publique de la Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme à Washington. Ils sont intervenus sur la question de la situation des droits humains en Haïti.20190923_122443[1]

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Honorable Président (e) de l’audience,

Honorables membres de la Commission,

Messieurs et dames, les membres de la délégation de l’Etat haïtien,

Chère assistance,

Le Bureau des Droits Humains en Haïti (BDHH)- biwo dwa moun félicite la Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme pour l’organisation, lors de cette 173e session ordinaire, d’une audience consacrée à la situation des droits humains en Haïti. Nous espérons que cette rencontre marquera le début d’une coopération renforcée entre les forces de la société civile haïtienne et le système interaméricain de protection des droits humains.

La situation qui prévaut en Haïti est particulièrement préoccupante. Point besoin de vous dire combien ce contexte de crise économique, sociale et politique est propice aux violations massives des droits humains mais aussi à la quasi-totale impunité qui les entoure.

Depuis la chute du régime dictatorial en 1986, le pays s’est engagé dans une transition vers la démocratie qui a apporté en théorie un Etat de droit. Mais, dans la réalité, les droits humains garantis par la constitution et les instruments juridiques internationaux ratifiés par Haïti sont bafoués quotidiennement. Les droits à la liberté, à la sécurité, à la propriété, à l’alimentation, à la santé, au logement, à l’éducation et à la protection sociale, pour ne citer que ceux-la, ne sont pas respectés. La majorité des haïtiens vit au quotidien dans des conditions inhumaines et dégradantes, sans compter les épisodes réguliers de catastrophes naturelles ou de crises politiques qui font des milliers de victimes.

Quant aux droits politiques, la perversion des institutions est telle que, malgré ou peut-être aussi à cause de la présence insistante de nombreux acteurs internationaux, il est impossible de dire que le droit des haïtiens à des élections libres et démocratiques est respecté.

Les responsables politiques élus ou nommés sont incapables de gérer convenablement la chose publique et nous avons aujourd’hui sous les yeux de nombreuses preuves que plusieurs d’entre eux sont intimement mêlés à des scandales de détournement de fonds publics et même de complicité avec des gangs armés. Rien n’est fait pourtant pour les poursuivre individuellement et pour suspendre cette dérive sur le plan systémique. Vous consacrez à ce sujet une audience spéciale au dossier PETROCARIBE. Il s’agit certainement d’un des plus importants scandales de corruption au monde. Malgré des rapports accablants émanant du Sénat Haïtien et de la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif, les autorités haïtiennes ont malheureusement prouvé qu’elles seraient incapables en l’état d’adopter les mesures nécessaires pour poursuivre les responsables, pour la plupart toujours au pouvoir.

Dans ce contexte d’impunité et d’insouciance par rapport à l’intérêt public et au bien-être collectif, l’Etat haïtien se complait dans des manquements à ses obligations positives en matière de respect des droits humains.

En premier lieu, l’Etat haïtien viole ses obligations positives d’assurer la sécurité publique et de protéger les vies et les biens.

Les gangs armés, souvent de connivence avec des autorités politiques, prennent le contrôle de quartiers entiers ainsi que d’axes routiers principaux à partir desquels ils sèment la terreur. Outre les actes de violence quotidiens, de nombreux massacres ont été perpétrés dans la zone métropolitaine ces derniers mois.

En novembre 2018, dans le quartier populaire de LA SALINE, plus de 71 personnes ont été tuées dans des conditions atroces. Des centaines de personnes victimes d’agression physique ou sexuelle, d’incendie de leur maison ou de menaces aggravées ont dû fuir la zone et se retrouvent aujourd’hui sans abri. La situation sécuritaire n’est pas rétablie et l’on décompte de nouvelles victimes presque chaque semaine. Récemment encore de nombreuses femmes ont subi des viols collectifs. Dans l’indifférence des autorités qui ne prennent aucune mesure appropriée de sécurisation et d’assistance humanitaire, les habitants vivent dans le dénuement le plus total et la peur de mourir.

En deuxième lieu, l’Etat haïtien viole ses obligations positives d’assurer l’accès à la justice pour ses justiciables.

Malgré les nombreuses plaintes déposées et des rapports concordants des organisations de la société civile, de l’ONU et de la Direction Centrale de la Police Judiciaire (DCPJ), l’instruction est au point mort, après une demande de récusation adressée par deux responsables politiques de premier plan indexés dans le dossier. Jusqu’à date, des derniers sont toujours en fonction. Au cours du mois d’aout 2019, le comité des défenseurs des victimes de la Saline a adressé deux demandes de mesures conservatoires afin d’alerter la Commission sur la gravité de la situation et l’extrême urgence de prendre des mesures de protection à l’égard des victimes.

Le service public de la justice est gravement altéré, malgré les actions ponctuelles réalisées par certaines autorités, dont le Commissaire du gouvernement près le Tribunal de Première Instance de Port-au-Prince dont nous saluons les efforts pour réduire la détention préventive prolongée. Durant cette année, les Cours et Tribunaux ont à peine fonctionné. Le BDHH a pu comptabiliser plusieurs dizaines de jours de dysfonctionnements : grève des magistrats, grève des greffiers, manifestations, « pays lock », mais aussi situation d’insécurité telle que les bandits sont en mesure de paralyser à leur convenance le fonctionnement du tribunal de Première Instance de Port-au-Prince.

Face à ces blocages, les dossiers se perdent au tribunal et n’aboutissent presque jamais à un jugement. Le BDHH accompagne dans le cadre de son service d’assistance légale des dizaines de victimes de violences qui ne parviennent pas à obtenir justice. L’impunité et l’arbitraire sont les deux faces de l’injustice haïtienne. Des personnes meurent en prison où les conditions de vie et d’alimentation sont déplorables. Si le BDHH a été en mesure d’obtenir plusieurs libérations grâce notamment au recours en habeas corpus, les juges violent régulièrement les dispositions de la constitution en attendant des semaines avant de tenir l’audience ou de rendre des décisions pour des procédures qui ne prévoient pourtant aucun délai d’attente. Dernièrement, après plus de 7 mois d’attente, le doyen a refusé la liberté à un homme qui se trouve en détention arbitraire depuis plus de 5 ans pour un simple délit correctionnel dont la peine encourue ne dépasse pas 3 ans !

Outre la lenteur de la justice, le BDHH souhaite souligner de nombreux cas d’arbitraires. Les personnes sont arrêtées ou jetées en prison pour des motifs fantaisistes, sans justificatifs et en dehors des cas prévus par la loi. A titre illustratif, deux jeunes sont en prison depuis près d’un mois parce qu’ils ont gagné au loto ! Au lieu de leur verser leur dû, l’entreprise de Borlette les a fait jeter en prison grâce à la complicité d’un juge peu scrupuleux. Le substitut chargé du dossier est conscient qu’il n’existe aucune infraction pénale, mais il nous explique pour justifier son incapacité à classer le dossier sans suite que l’avocat de ladite entreprise se trouve être également celui du Président de la République…

Jusqu’à présent, et peut être de plus en plus, les autorités judiciaires sont dans une position de dépendance vis-à-vis du pouvoir politique. Le Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire est incapable d’assurer son rôle d’administration de la justice et de contrôle disciplinaire. Le mandat de nombreux juges n’est pas renouvelé du fait de leur refus d’allégeance au pouvoir politique, citons par exemple le cas du magistrat André Saint Izert ou celui du magistrat Pharaon Gustave, lui-même ancien membre du CSPJ.

Le problème de la corruption traverse également le système judiciaire. Outre les sommes conséquentes versées pour infléchir la décision de certains juges, le BDHH aimerait attirer les projecteurs sur la question du non-respect des tarifs judiciaires qui est aujourd’hui une pratique banalisée au tribunal. Cette circulation incontrôlée de cash viole frontalement le principe de l’égal accès à la justice. Pour ceux qui souhaitent faire respecter les tarifs en vigueur et promouvoir de bonnes pratiques, comme le BDHH, les dossiers sont littéralement bloqués entre les mains de secrétaires, d’huissiers ou de greffiers qui se plaignent de ne plus avoir d’encre ou de papier, voir même d’essences dans leur voiture.

Outre ces exemples de manquements graves aux obligations positives, il nous faut également souligner sous forme de conclusion des cas de violations perpétrées directement par l’Etat.

Depuis une dizaine d’années, les autorités haïtiennes proclament Haïti « open for business ». Elles se sont activement impliquées dans le montage de mégas projets qui, outre la question de leur pertinence économique, de leur impact environnemental et de la bonne gestion des fonds alloués, posent des problèmes considérables en ce qui concerne le respect des droits des habitants des zones concernées.

Ces mégas projets ont conduit à l’expropriation illégale et violente de nombreux paysans. A l’île à vache, l’arrêté du 10 mai 2013 déclare l’île « zone réservée et zone de développement touristique ». Les habitants sont traités dans ce cadre comme des vaches, ou encore à l’égal des premiers peuples autochtones, dans la mesure où tout droit sur la terre sur laquelle ils vivent depuis souvent des générations est purement et simplement nié. Sans respecter les procédures légales et le plus souvent sans une véritable indemnisation, de nombreux habitants ont été expulsés, leurs plantations rasées, pour laisser place à un projet voué à l’échec dont la mauvaise gestion a été indexée dans les rapports sur la gestion des fonds PETROCARIBE.

Fort de tout ce qui précède, le BDHH ne peut donc s’empêcher de demander à la CIDH d’enjoindre l’Etat haïtien à prendre des dispositions pour respecter les obligations qui sont les siennes en matière de droits humains. IMG-20190923-WA0028