CSPJ : l’An trois de l’indépendance du pouvoir judiciaire?

 Colloque sur l’Etat de droit en Haïti,
Conseil de l’Ordre des Avocats du Barreau de Port-au-Prince
18 octobre 2014

Communication de Me Jacques LETANG, Membre du CSPJ :
« CSPJ : l’An trois de l’indépendance du pouvoir judiciaire ? »

Colloque

« Chaque pouvoir est indépendant des deux autres dans ses attributions qu’il exerce séparément ». Le principe de la séparation des pouvoirs, principe cardinal de toute société démocratique, est clairement énoncé à l’article 60 de notre Constitution. Depuis 1987, je ne vous révélerais pourtant aucun secret en vous disant que notre système judiciaire n’a à aucun moment réussi à fonctionner véritablement de manière indépendante et impartiale. Bien sûr, l’indépendance ne se décrète pas. Il ne suffit pas d’utiliser de grands mots et d’envoyer chaque année ses vœux de réussite à l’institution judiciaire pour que celle-ci s’épanouisse.

En 2007, Haïti a fait un premier grand pas en passant des mots lancés au vent aux garanties cristallisées dans la loi. Les 3 lois du 13 novembre 2007 s’attaquent à trois piliers de l’indépendance de la justice : 1) la formation autonome et sur la base du mérite de magistrats compétents ; 2) l’organisation de la profession de magistrat autour d’un véritable statut les distinguant des autres catégories de fonctionnaires ; 3) la mise en place d’une institution collégiale permettant l’auto-administration. Ces trois lois représentent une avancée indéniable dans le renforcement de l’état de droit en Haïti. L’installation concrète du premier Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire le 3 juillet 2012 est venue matérialiser cette avancée, consacrant ainsi selon de nombreux commentateurs « l’an I de l’indépendance du Pouvoir Judiciaire ».

Cela fait aujourd’hui presque trois ans que cette haute institution, organe régulateur chargé d’assurer et de garantir l’indépendance de ce qui devrait enfin être considéré comme un véritable Pouvoir, a été installé. En cette rentrée judiciaire 2014-2015, il est sans doute temps de réaliser un premier retour d’expérience. Alors, pouvons-nous sérieusement célébrer en ce jour « l’an 3 de l’Indépendance de la Justice »?

L’article premier de la loi du 13 novembre 2007 fait du CSPJ « l’organe d’administration, de contrôle, de discipline et de délibération du pouvoir judiciaire. Il formule un avis concernant les nominations de magistrats du siège et met à jour le tableau de cheminement annuel de tout Magistrat. Il dispose d’un pouvoir général d’information et de recommandation sur l’état de la magistrature « . DELIBERER, ADMINISTRER, ASSURER LA DISCIPLINE, GERER LA CARRIERE DES MAGISTRATS, INFORMER ET RECOMMANDER. Je vous propose aujourd’hui de réaliser un rapide survol sous forme de bilan de ces différentes attributions.

DELIBERER, d’abord. L’essence même du CSPJ est d’être une institution collégiale, composée de membres élus ou choisis au sein même du pouvoir judiciaire. L’auto-administration de la justice est un gage de son indépendance. Les décisions du Conseil n’ont ainsi de valeur que dans la mesure où elles sont prises collectivement, dans les formes prévues par la loi. Vous le comprendrez donc, nous touchons là de prime abord à l’alfa et l’omega du problème du CSPJ depuis son installation : ce principe de collégialité est sans cesse bafoué, foulé aux pieds, offert à l’appétit des puissants. Combien de fois des Conseillers ont dù dénoncer publiquement une décision prise par le Président du CSPJ au nom du Conseil … qu’il n’avait même pas pris la peine d’informer? Je ne vous détaillerais pas ici, parmi tant d’autres, la saga de la désignation des membres du CEP, qui est loin de faire honneur à notre haute institution comme à notre pays…

L’élaboration du règlement intérieur, pour laquelle certains Conseillers – dont votre obligé – ont investi beaucoup d’efforts, devait permettre de lutter plus efficacement contre l’inertie du Conseil et les dérives corrélatives de son Président, en mettant notamment en place des commissions appelées à préparer en amont les dossiers. Si ces commissions ont permis comme nous allons le voir d’avancer concrètement sur certains dossiers, force est de constater que tant que la majorité des Conseillers, et le Président en tête, n’auront de cesse de renouveler quotidiennement leur entière soumission au pouvoir politique, nous ne pourrons même pas prononcer le P du Pouvoir Judiciaire. A noter d’ailleurs que le Règlement Intérieur, voté par le Conseil et transmis au Président de la République aux fins de publication, a été « recalé » par ce dernier pour « non-conformité »… ?

ADMINISTRER, ensuite. La loi de 2007 va loin. Elle va d’ailleurs bien plus loin que celles de nombreux pays occidentaux qui n’attribuent à leur Conseil Supérieur de la Magistrature qu’une simple fonction de discipline. Ici, la loi organise un véritable transfert de compétences du ministère de la justice vers le CSPJ. L’administration des tribunaux, l’élaboration du budget de la justice, le paiement des salaires des magistrats, entre autre tâches essentielles, reviennent au Conseil. Opération gigantesque contre laquelle le ministère oppose toujours des résistances en refusant de se départir de certains dossiers clefs, ou en cherchant à contrôler en sous-main les tâches officiellement transférées! On peut se demander au final si cette option prise par la loi n’était pas trop ambitieuse, dans la mesure où le CSPJ s’est vu confier dès sa création la tâche d’administrer l’ensemble de l’institution judiciaire sans avoir même le temps de conforter sa propre administration interne.

Et de fait, presque trois ans après sa création, le Conseil parvient à peine aujourd’hui à organiser son administration interne. Il a fallu attendre neuf mois pour avoir un secrétaire technique qui a déjà été démis de ses fonctions sans être remplacé.. Le CSPJ n’a toujours pas nommé de directeur à l’inspection judiciaire ni d’ailleurs les inspecteurs, et se contente de remercier les organisations internationales qui bouchent les trous en proposant de payer des contrats temporaires de secrétaires ou de faire sous-traiter des tâches essentielles à des consultants extérieurs, comme celle de la certification. Certains Conseillers, dont moi-même, ont du batailler jusqu’au bout contre les mauvaises habitudes visant à intégrer les employés par piston ou cooptation. Ce n’est qu’après de longues luttes que nous avons finalement pu imposer l’idée d’un avis de recrutement établi sur des critères objectifs. Reste encore à prouver que ceux-ci ont véritablement été respectés dans le choix des personnels enfin installés…. Par ailleurs, nous faut-il aborder aujourd’hui ce dernier dossier brûlant, dans le cadre duquel le secrétaire technique a été unilatéralement révoqué par le Président du Conseil sur instruction évidente du pouvoir exécutif qui le jugeait un peu trop gênant?

Comment alors espérer avoir les moyens d’administrer l’institution judiciaire pour lui permettre selon le vœu de la loi d’être plus efficace, indépendante et impartiale?

ASSURER LA DISCIPLINE. Selon les dispositions de l’article 33 de la loi portant statut de la Magistrature, les magistrats sont indépendants et n’ont pas de compte à rendre à personne en ce qui concerne leurs activités juridictionnelles. Cela ne veut pourtant pas dire qu’ils peuvent agir à leur guise en violant la loi et les droits des justiciables!! Depuis la création du Conseil, ces derniers ont tous les moyens légaux de déposer plainte contre un magistrat qui aurait violé ses obligations déontologiques. Il faut le remarquer, les justiciables ont joué le jeu, et des centaines de plaintes sont déjà parvenues au Conseil, – preuve s’il en fallait encore des dysfonctionnements massifs qui entachent notre système judiciaire. Le dépôt de ces nombreuses plaintes est selon moi une véritable étincelle qui démontre que tout espoir n’est pas perdu et que la population continue de croire en la possibilité de la justice de se réguler par elle-même.

Malheureusement, le Conseil n’est toujours pas en mesure de traiter valablement ces plaintes pour sanctionner les magistrats reconnus coupables. Il est vrai que la tâche est immense ! Mais malgré un effort soutenu de plusieurs Conseillers conscients de l’importance de cette mission, le CSPJ n’a jusqu’à présent pas été en mesure d’instruire plus que quelques dizaines de plaintes, sans pouvoir d’ailleurs toujours faire respecter ses positions par le pouvoir exécutif.

GERER LA CARRIERE DES MAGISTRATS. Cette tâche corrélative à celle de la discipline est au cœur de la mission du CSPJ, institution garante de l’indépendance des magistrats désormais protégée par la deuxième loi de 2007 portant statut de la magistrature. Ce n’est qu’en détachant le cheminement de carrière des magistrats des contingences politiques et en l’axant sur les critères d’efficacité, d’impartialité et de respect des règles déontologiques que la justice pourra se relever dans notre pays.

Nous avons beaucoup travaillé au sein du Conseil pour établir des critères objectifs sur la base desquels nous avons délibéré sur les questions de nomination et de renouvellement. Chantier le plus urgent, le renouvellement des magistrats en fin de mandat a fait l’objet d’une commission spéciale chargée de réaliser un processus de certification à titre partiel. Sur la base de ces travaux, le Conseil a régulièrement transmis en avril 2014 une première liste de demandes de renouvellement faisant l’objet d’un avis favorable, le CSPJ se réservant toutefois la possibilité de poursuivre son enquête pour les autres dossiers comportant des anomalies.

Malheureusement, le pouvoir exécutif n’a donné aucune suite à la transmission de cette liste, handicapant le fonctionnement de l’institution judiciaire et faisant monter la grogne légitime de la population. Après plusieurs mois d’attente, le pouvoir exécutif a finalement procédé de façon unilatérale, irrégulière et illégale au renouvellement du mandat de certains magistrats manifestement proches du pouvoir qui ne figuraient pas sur la liste établie par le CSPJ! Ce n’est pas la première fois que le pouvoir exécutif refuse de mettre en application les délibérations du Conseil. Au surplus, il s’est permis de procéder à la nomination, à la promotion et à la révocation de plusieurs juges sans l’avis préalable du CSPJ, tout en laissant de côté plusieurs jeunes diplômés de l’Ecole de la Magistrature qui doivent pourtant bénéficier selon la loi d’une intégration automatique dans le corps judiciaire!

Le pouvoir exécutif prouve ainsi que les clefs ne sont pas dans les mains du Conseil, malgré ce que dit la constitution, malgré ce que dit la loi, malgré ce que dit l’équipe gouvernementale avec ses « 5 E ». Le Conseil ne jouit aujourd’hui que d’une autorité de papier puisque toutes les décisions qui ne « conviennent pas » sont bloquées. N’arrive-t-on pas au comble du scandale quand l’on constate que l’un des membres du Conseil, représentant des magistrats des tribunaux de première instance et juge exemplaire, se voit forcer de suspendre ses activités faute de renouvèlement de son mandat par le pouvoir exécutif, ce sans aucune raison valable si ce n’est son indépendance de caractère et son implication en faveur de l’amélioration de la justice!

INFORMER ET RECOMMANDER, enfin. Le Conseil doit intervenir sur toutes questions qui touchent à l’indépendance de la magistrature. Et ce n’est pas ce qui manque dans notre pays où les scandales judiciaires font régulièrement la une de l’actualité! Exemple le plus fragrant, la mort du juge d’instruction Jean Serges Joseph, qui a soulevé tant d’interrogations légitimes l’année dernière. Malgré la mise en place d’une commission d’information sur cette affaire, le CSPJ s’est trouvé dans l’incapacité de poursuivre son enquête, devant l’attitude du Président du Conseil et l’arrogance du pouvoir politique conjuguées. Le Conseil a ainsi dû reconnaitre publiquement son incapacité à agir sur des questions qui touchent pourtant à l’essence même de sa mission.

Plus généralement, le Conseil doit chaque année produire un rapport sur l’état de la magistrature, étape essentielle pour poser un diagnostic sur les problèmes, mettre en lumière les avancées et proposer des voies d’amélioration. Je le dis clairement, le Conseil est aujourd’hui incapable de produire un véritable rapport informé et circonstancié, comme il est incapable d’ailleurs de préparer convenablement chaque année le projet de budget alloué à la justice. Sauf les interventions manifestement intempestives de certains Conseillers minoritaires, le Conseil ne fait généralement que valider de mauvaises copies fabriquées à la hâte, en sous-main, en amalgamant des informations éparses reçues des tribunaux sans aucun déplacement sur le terrain. Vraisemblablement, les choses se jouent ailleurs.

Je le dis comme je le pense, et croyez bien que je le regrette, le Conseil n’a pas aujourd’hui les moyens des ambitions inscrites dans la loi. Lui qui devrait être la boussole de notre système judiciaire n’est finalement que la girouette des forces politiques en action. Constat amer. Permettez moi donc de ne pas fêter en ce jour avec vous l’an 3 de notre justice. Merci.