Le cheminement de la réforme sur la paternité responsable

Aquaralle d'Haïti

Les 28 et 29 avril 2016 s’est tenue à Port-au-Prince la première Conférence internationale interdisciplinaire de recherche sur le genre, dans les locaux de l’ Université Quisqueya : www.haitigenre.org. La conférence a donné lieu à de nombreux et passionnants exposés sur les recherches concernant le genre et le féminisme en Haïti.

A cette occasion, Pauline Lecarpentier est intervenue sur le thème: « L’évolution du droit de la filiation et le cheminement de  la réforme sur la paternité responsable en Haïti ». Le texte de sa communication est reproduit ci-dessous et téléchargeable en version .pdf ici : communication_colloque_genre_2016. Le BDHH félicite au passage les organisatrices et les organisateurs pour ce beau moment, à refaire !

Conférence internationale interdisciplinaire de recherche sur le genre, 28 avril 2016 Panel "réformes législatives" sous la présidence de Mme Pierre Louis
Panel « réformes législatives » sous la présidence de Mme Pierre Louis, le 28 avril 2016

« L’évolution du droit de la filiation et le cheminement de  la réforme sur la paternité responsable en Haïti »
Pauline LECARPENTIER

  1. La famille au cœur des révolutions françaises et haïtiennes

La filiation n’est pas un fait biologique que le droit enregistre, c’est une institution que le droit construit. La famille n’est pas directement issue d’un hypothétique état de nature. L’histoire du droit et l’anthropologie de la parenté sont là pour nous révéler à quel point les règles changent d’une période à l’autre, d’un pays à l’autre.

A l’orée du XIXe siècle, la révolution française a profondément bouleversé la conception de la filiation en imposant au cœur de la famille les idéaux de liberté et d’égalité. Divorce par consentement mutuel, limitation de la puissance paternelle, abolition du droit d’ainesse et des discriminations envers les filles et les «batards» … La révolution est venue profondément remettre en cause les rangs et hiérarchies de l’Ancien Régime.

Le Code Civil, œuvre de synthèse adoptée en 1804 sous l’impulsion de Napoléon Bonaparte, vient toutefois fortement modérer ces évolutions en réorganisant la famille autour du modèle matrimonial, liant à nouveau intimement les règles de filiation à l’institution du mariage. Si tous les enfants légitimes possèdent dorénavant les mêmes droits, les discriminations envers les enfants hors mariage sont réintroduites.

Les enfants nés d’unions informelles sont ainsi qualifiés «d’enfant naturel» : s’ils peuvent être reconnus par leur père, ils n’entrent pas dans la famille de celui-ci et n’ont droit qu’à 1/3 de la part successorale des enfants légitimes. Quant aux enfants nés de parents mariés par ailleurs, ils sont qualifiés «d’enfants adultérins» et se voient interdire avec les enfants incestueux toute possibilité de voir établir leur filiation paternelle. Surtout, le Code interdit toute recherche de paternité, vue comme un véritable fléau portant atteinte à la «paix des familles».

L’histoire du droit en Haïti est pour le moins paradoxale. La révolution haïtienne se retrouve face à un immense vide juridique. Il s’agit de construire un Etat et un système juridique, mais aussi et surtout d’intégrer comme sujet de droit une masse de personnes qui, privées de la propriété d’elles-mêmes, étaient tout autant dépossédées des droits liés à la filiation. A l’intersection du droit et du non droit, la présence de nombreux mulâtres ne cesse d’interroger les contours de ce système profondément discriminatoire.

A l’indépendance, la majorité de la population ne possède pas d’actes d’état civil. Le mariage est très peu répandu et la plupart des enfants naissent dans le cadre d’unions informelles. Rapidement, les questions de filiation deviennent une des priorités de l’Empereur Dessalines qui adopte le 28 mai 1805 une loi affichant une grande tolérance envers les enfants nés hors mariage.

En 1826 toutefois, l’histoire du droit haïtien marque un profond tournant. L’État fait en effet le choix d’adopter sans quasiment aucune adaptation l’œuvre codificatrice française. Le Code haïtien réorganise donc à son tour la famille autour de l’institution matrimoniale, même si, sur le modèle du Code français, la loi accorde malgré tout la possibilité aux enfants naturels non adultérins d’être reconnus par leur père et de bénéficier dans ce cadre d’une participation, certes limitée, à la succession.

La réception du droit français par le nouvel Etat indépendant donne à réfléchir. Cette entreprise de codification est le fruit en France d’un long processus de systématisation des coutumes dans le contexte d’une centralisation étatique aboutissant avec la révolution française à l’érection d’un Etat moderne rassemblant entre ses mains l’ensemble des pouvoirs régaliens.

Les élites haïtiennes se sont très tôt données comme mission de faire de cette Première République Noire un Etat moderne, mais la réalité est toute autre : d’un côté, l’État haïtien n’a jamais vraiment réussi à assurer son autorité et à établir des institutions fortes et efficaces ; de l’autre, la majorité des anciens esclaves se sont retirés dans ce que certains, dans la continuité de Gérard Barthélémy, ont dénommé le «pays en dehors».

Dans ce cadre, la population rurale, majoritaire, s’est très vite éloignée du «pays légal» pour constituer progressivement ce que plusieurs commentateurs ont qualifié de «droit informel» organisé autour de nombreuses règles coutumières. Dans un paradoxe flagrant, l’importation du légicentrisme français a ainsi donné lieu en Haïti à l’émergence d’un véritable dualisme de fait.

En matière de droit de la famille, le fossé est flagrant. Si l’institution du mariage a toujours été présente, et se renforce même dans le contexte contemporain du regain religieux, 18 % seulement des femmes se trouvent dans le lien du mariage. S’est développé en parallèle l’institution du plaçage, considérée par certains comme un véritable «mariage coutumier».

Cette union formaliste qui associe -ou du moins associait- fortement le lignage, permet d’encadrer une pratique polygénique courante en Haïti, les hommes entretenant souvent plusieurs unions et plusieurs foyers. Si les femmes ne peuvent au moins en théorie être placées simultanément avec deux hommes, elles enchainent souvent des unions successives plus ou moins durables, desquelles naissent différents groupes d’enfants de pères différents.

Le contexte de l’alliance et de la filiation en Haïti allie ainsi «multipartenariat masculin» et «pluripaternités» dans le cadre d’unités familiales mouvantes le plus souvent – mais pas toujours – organisées autour du personnage central de la mère, et bien souvent de la grand-mère, faisant écho à d’autres réalités caraïbéennes analysées sous la notion de matrifocalité.

Dans ce contexte, l’enfant est considéré comme un élément permettant de retenir un homme, le fait de devenir «manman pitit» donnant l’espoir d’obtenir, à défaut du mariage, un statut et un appui. De nombreux hommes ne jouent cependant pas le jeu, et se retirent, forçant les femmes à chercher à nouveau à se placer, afin de tenter une nouvelle chance – et un nouvel enfant, au risque de tomber dans une spirale de précarité.

Les femmes se retrouvent ainsi de facto chef de ménage, « poto mitan » de la famille, sans véritables moyens pour contraindre les pères de leurs différents enfants d’assumer leur part de responsabilité.

L’évolution en France

En France, cette problématique de la responsabilité des hommes par rapport à leur progéniture hors mariage a été fortement agitée par les féministes suite à l’après guerre, l’impératif d’égalité et de non discrimination remettant en question les conditions de vie des enfants naturels et de leurs mères.

Si quelques réformes ont eu lieu en amont, c’est véritablement en 1972 que les choses changent en matière de filiation. Sous l’impulsion du doyen Carbonnier et d’une nouvelle sociologie du droit plus compréhensive se donnant pour mission de s’adapter à l’évolution des mœurs, la loi du 3 janvier 1972 déclare : «l’enfant naturel a en général les mêmes droits et les mêmes devoirs que les enfants légitimes». L’enfant adultérin peut enfin être reconnu. Il faudra cependant attendre la réforme de 2001 pour qu’il obtienne à son tour les mêmes droits successoraux.

La loi élargit le mécanisme de recherche de paternité ainsi que le désaveu de paternité, et organise le recours à la preuve biologique en faisant du test ADN un moyen de preuve essentiel – mais loin d’être exclusif. A ce titre, la loi de 1982 vient renforcer la possession d’état qui devient, outre un mode de preuve, un mode d’établissement à part entière de la filiation.

Cette «révolution tranquille» se parachève en 2005, date à laquelle une ordonnance de simplification du droit vient tout simplement supprimer toute mention relative au statut matrimonial des parents dans le chapitre sur la filiation. Depuis lors, il n’existe plus en France de catégories d’enfant naturel, légitime, adultérin.

L’évolution du droit de la filiation s’inscrit dans des bouleversements plus larges du droit de la famille. Egalité des sexes, autorité parentale, facilitation du divorce, encadrement de l’assistance médicale à la procréation, adoption du PACS (Pacte civil de solidarité), reconnaissance des unions de fait et des recompositions familiales ou encore plus récemment ouverture du mariage aux personnes de même sexe… Le droit français vient ainsi consacrer la séparation entre l’alliance et la filiation, mettant définitivement à mal le modèle matrimonial.

Cela ne veut pas dire pour autant que le droit contemporain voit disparaître le mariage. Au contraire, celui-ci reste au cœur des débats, comme l’illustre d’ailleurs les mobilisations passionnées autour du «mariage pour tous». Mais la différence fondamentale est que, dans une logique de contractualisation, le mariage n’est plus conçu comme le principe organisateur unique de la famille, le gardien ultime de la morale sexuelle. Le maitre mot est aujourd’hui l’autonomie, l’individualisation , la contractualisation, dans une logique que Irène Théry a analysé sous le concept de démariage. « Pater is est quem nuptiae demonstrant », la présomption de paternité au profit du mari de la mère, n’est plus qu’une règle au milieu d’autres. L’axe du droit commun de la famille s’est déplacé du mariage vers la filiation.

La famille française s’est profondément transformée en l’espace de quarante ans. Globalement, les couples non mariés sont cinq fois plus nombreux qu’il y a vingt ans. L’union libre est devenue une forme de vie commune parfaitement banalisée. Si en 1970 seule 6 % des naissances étaient hors mariage, plus de la moitié le sont à la fin des années 2000. Le terme de «fille-mère», si stigmatisant il y a encore quelques dizaines d’années, n’a plus de sens aujourd’hui, illustrant à quel point des barrières qui paraissent insurmontables peuvent disparaître sous les feux conjugués de la réforme de la loi et de l’évolution des mœurs.

  1. L’évolution en Haïti

Ces chiffres illustrent une différence majeure entre la situation haïtienne et la situation française : le développement des familles hors mariages est en France une réalité très récente, datant d’à peine quelques dizaines d’années. Les unions informelles sont au contraire très anciennes en Haïti, et concurrencent depuis toujours le mariage.

Le plaçage a d’ailleurs été étudié comme l’illustration la plus explicite de l’existence d’un droit coutumier indépendant du droit formel. Il faudrait cependant se garder d’adopter une vision trop manichéenne qui conduirait à opposer purement et simplement «pays légal» et «pays réel». Le plaçage ne forme pas un modèle clos sur lui-même, et l’ensemble des acteurs, en milieu rural comme urbain, ne cessent de jouer entre les différents registres formels et informels. Dans la continuité des réflexions passionnantes de l’anthropologue André Marcel d’Ans, plutôt que de chercher à isoler chacun des systèmes, il s’agirait plutôt d’étudier leur entrelacement et leur dialogue dans le cadre d’un véritable continuum culturel.

Les dispositions discriminatoires héritées du Code Napoléon ont ainsi profondément marqué les représentations, y compris en milieu rural, faisant du «pitit deyo» un enfant au statut inférieur. C’est alors alternativement les règles informelles et le droit formel qui sont mobilisés pour compenser l’inégalité ou contourner l’exclusion, dans un jeu aussi complexe qu’élaboré.

Malheureusement, force est de constater que ce double jeu fonctionne de plus en plus mal. Le plaçage perd du terrain au profit d’unions moins formelles, et plus précaires, comme le « vivavek ». L’implication du lignage diminue dans le cadre d’une désarticulation du lakou traditionnel et d’une exode rurale massive conduisant à la fois à l’émigration et à l’entassement dans les villes. Alors que le taux de fécondité est toujours aussi haut, la famille se réduit autour de cellules de plus en plus réduites, de plus en plus souvent monoparentales, de plus en plus pauvres et précaires, marquées par la fragilité des destins individuels.

L’affaiblissement du contrôle communautaire sur la formation des couples n’a pas été compensé par un meilleur encadrement de l’État, qui n’est même pas en mesure d’assurer correctement la tenue des services de l’état civil. De nombreux enfants n’ont pas d’acte de naissance. L’essor du protestantisme renforce la stigmatisation des familles hors mariage, et les exclut de facto des services sociaux que les églises sont aujourd’hui presque seules à offrir.

Face à l’anachronisme de la loi, il n’est plus possible aujourd’hui de saluer la vivacité du système informel, qui ne semble pas en mesure de s’adapter aux mutations profondes pour continuer à pallier les carences persistantes de l’État.

Les revendications d’égalité impliquent donc nécessairement une réforme, qui, au-delà de la modification des règles du jeu de la filiation, doit profondément repenser la place et le rôle de l’Etat. Celui-ci ne peut plus autant méconnaitre les réalités sociales, et chercher à les occulter dans une conception biaisée du pouvoir instituant du droit.

Cependant, il serait faux de dire que le droit haïtien n’a connu aucune évolution. Le décret loi du 22 décembre 1944 et le décret du 27 janvier 1959 sont en effet venus depuis plus de 50 ans affirmer l’égalité entre les enfants naturels et les enfants légitimes. Ils maintiennent cependant toujours les discriminations envers les enfants adultérins, qui aux termes de l’article 306, ne peuvent en aucun cas établir leur filiation paternelle, ceux-ci ne pouvant dès lors ni porter le nom de leur géniteur, ni hériter de ce dernier.

Si ces réformes encadrent par ailleurs une possibilité, certes restreinte, de «reconnaissance judiciaire de paternité», notamment en cas de concubinage notoire, force est de constater que cette disposition n’a jamais véritablement été appliquée dans la pratique judiciaire. Les femmes ne disposent donc concrètement pas de réels moyens de contraindre un homme à reconnaître son enfant et à le prendre en charge.

Depuis cette série de réformes, il faut pourtant souligner d’autres évolutions notables qui auraient du contribuer depuis longtemps à remédier à cette situation. Le décret du 8 octobre 1982 élimine toute discrimination envers les femmes dans le mariage et substitue à la puissance paternelle l’autorité parentale. Le décret du 14 septembre 1983 institue par ailleurs une procédure de recouvrement de créances d’aliments qui donne des outils concrets aux femmes.

La Constitution du 29 mars 1987 s’est quant à elle clairement prononcée en faveur de l’égalité des enfants adultérins. L’article 260 proclame que l’État « doit une égale protection à toutes les familles qu’elles soient constituées ou non dans les liens du mariage ». L’article 262 prévoit qu’un « Code de la Famille doit être élaboré en vue d’assurer la protection et le respect des droits de la Famille et de définir les formes de la recherche de la paternité».

Ces évolutions, encore renforcées par la ratification en 1994 de la Convention internationale des droits de l’enfant, placent le principe de l’égalité de tous et toutes devant la loi au cœur de la famille. Force est pourtant de constater que, plus de 30 ans après cette proclamation dans la loi mère, la situation de nombreux enfants et de leur mère demeure particulièrement critique.

Le cheminement de la réforme sur la «paternité responsable»

Un projet de réforme sur la «paternité responsable» est pourtant en chantier depuis plus de 15 ans. Dès sa création en 1994, le Ministère à la Condition Féminine et aux Droits des Femmes (MCFDF) a en effet servi de catalyseur aux organisations de femmes, particulièrement fortes et structurées après la chute de la dictature, afin de sensibiliser l’État aux problèmes de l’égalité. Des «espaces de concertation» ont ainsi été mis en place, réunissant à la fois les institutions étatiques, les institutions internationales et les organisations de la société civile et des droits humains, permettant d’élaborer plusieurs avant-projets de loi et d’animer de nombreux débats.

Après de nombreuses discussions et consultations, trois avant-projets de loi sur le travail domestique, sur le plaçage et sur la filiation et la paternité sont inscrits au menu législatif en 2006. Ce troisième avant projet est déposé au Parlement par la ministre Marie Laurence Jocelyn Lassègue. Relativement bien construit, il affiche clairement son intention de forcer «les pères à prendre leur responsabilité devant les conséquences de leurs actes en reconnaissant leurs enfants», ce, «dans le but d’éliminer toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes et des enfants».

Le texte a fait l’objet de discussions particulièrement virulentes durant les débats parlementaires. L’«avant projet de loi sur la paternité responsable» est d’abord devenu «la proposition de loi sur la paternité et la filiation». Face à l’opposition farouche de nombreux députés, la députée Gérarlda Thélusma, responsable de la Commission des affaires sociales et de la condition féminine et principale porteuse du projet, a accepté de nouvelles modifications de la proposition.

Grâce à ces concessions, le nouveau texte a été soutenu par une majorité de parlementaires, qui l’ont finalement voté le 10 mai 2010 sous l’intitulé « Loi sur la paternité, la maternité et la filiation». Au-delà de la modification du titre et de l’inclusion de dispositions – largement inutiles – concernant la recherche de maternité, les députés ont cherché à limiter la portée jugée «trop féministe» du texte tout en y intégrant de dispositions pour le moins incongrues.

Alors que l’avant-projet proposait par exemple «qu’aucun qualificatif ne peut être attribué à un enfant en raison du statut de ses parents au moment de la naissance», le texte définitif maintient malgré tout les catégories tout en établissant maladroitement dans son article 1 «le principe de l’égalité des filiations légitime, naturelle, adoptive ou autres, impliquant nécessairement l’égalité entre tous les enfants qu’ils soient de couples mariés ou non».

Par ailleurs, le texte définitif prévoit de punir la mère en cas d’échec de l’action en recherche de paternité, en invoquant les sanctions pénales prévues en matière de dénonciation calomnieuse, pour une affaire qui est pourtant purement civile ! Autre ajout surprenant, l’article 7 prévoit que, «s’agissant des membres relevant du personnel diplomatique, du personnel consulaire et du Saint Siège accrédité en Haïti, l’action en recherche de paternité ou de maternité n’est ouverte contre eux que selon les lois relatives au personnel diplomatique, consulaire et canonique » !

Ces limitations à la portée originelle du texte, tout comme la lenteur du processus, sont inévitablement liées à la faible présence de femmes au Sénat et à la chambre des Députés, et plus particulièrement à la quasi absence de représentation clairement féministe. Si les organisations de femmes sont ainsi en mesure d’intervenir en amont de la rédaction du texte, elles se retrouvent marginalisées lors du processus de son adoption, ce qui donne lieu à l’intervention d’autres lobbys, et notamment du secteur religieux, particulièrement puissant. Elles se voient alors contraintes d’accepter stratégiquement des altérations profondes afin d’obtenir malgré tout une couverture législative à minima.

Malgré tout, le texte de loi final affirme dans son préambule que  : «dans le but d’éliminer toutes formes de discrimination à l’égard des femmes et des enfants, il importe de libérer les règles de l’établissement de tout type de filiation, de permettre la recherche de la paternité ou de la maternité et de définir une procédure capable de garantir la sécurité juridique de tous les enfants».

Il s’agit donc d’un véritable acquis en faveur de l’égalité. Sur la base de cette loi, les enfants ne devraient plus souffrir d’inégalité sur la base de la situation matrimoniale de leurs parents (à l’exception toutefois des enfants de prêtres ou de policiers de la MINUSTAH!). La recherche en paternité et le désaveu de paternité sont prévus et organisés autour du recours aux tests ADN.

L’adoption du texte par la chambre des députés ne représente pourtant que la deuxième étape d’un long parcours législatif. Il a fallu en effet 3 années supplémentaires avant que la loi soit présentée au Sénat. Après cette longue attente, et à contrario du débat animé à la chambre des députés, les sénateurs ont quant à eux adopté la loi en une fin d’après midi, presque sans débat et à l’unanimité, le 12 avril 2012.

La loi doublement votée n’est cependant pas pour autant entrée en vigueur. Sur le modèle d’une pratique courante, le Président de la République, Joseph Michel Martelly, n’a pas souhaité promulguer la loi, étape essentielle à son entrée en vigueur.

Alors que le Ministère à la Condition féminine représentait jusque la une puissante émanation et une caisse de résonnance pour le mouvement féministe, la nomination de Mme Marie Yanick Mezile par le pouvoir Martelly a troublé cet équilibre, le ministère étant alors vu par certaines comme un véritable cheval de Troie de l’exécutif dans le mouvement, développant des programmes populistes et antiféministes en faveur des femmes.

De fait, le Ministère ne s’est pas préoccupé du suivi des projets de loi dont il a hérité, le texte sur la filiation se retrouvant ainsi face à un blocage législatif caractérisé. Ce n’est alors qu’inopinément, aux détours d’une énième crise institutionnelle liée à l’organisation des élections, que le Président a finalement été contraint, dans le cadre d’un lot de concessions, à publier la loi dans le journal officiel LE MONITEUR le mercredi 4 juin 2014.

Au-delà de l’altération des principes, le texte qui fait donc désormais partie du corpus juridique haïtien souffre de nombreux problèmes, qui illustrent la faiblesse du processus législatif en Haïti. Le texte final est mal écrit, confus. Il vient à la fois modifier le code civil, mais aussi les deux précédents décrets, perdant ainsi tout impératif de lisibilité. Il n’est pas clair sur la procédure à suivre, ni sur l’éventuelle rétroactivité de certaines dispositions, laissant présager de profonds déchirements dans l’interprétation des principes et leur application aux faits.

La plus grande question posée est celle de son opérationnalisation. Le texte fait du test ADN la preuve unique et incontournable, alors que le recours à cette pratique est pratiquement inconnu de la population, excepté sans doute des candidats à l’émigration américaine, pour qui cette obligation génère souvent des situations délicates. Il n’existe pratiquement aucune structure en Haïti habilitée à réaliser ce genre de test, qui restent par ailleurs relativement couteux. La loi prévoit à ce sujet bien maladroitement, je cite, «qu’il sera alloué des crédits budgétaires annuels destinés à couvrir le cout des tests d’ADN au profit des petites bourses. Un décret d’application traitera de l’institution d’un fonds en pareille matière».

Depuis presque deux ans depuis cette promulgation, aucun décret n’a été adopté. Aucune campagne de formation et de sensibilisation d’ampleur n’a été pensée pour permettre, non seulement à la population mais aussi et surtout aux acteurs concernés (officiers d’état civil, notaires, juges de paix et juges d’instance,…) de comprendre la portée de la réforme et de la mettre en œuvre.

L’adoption d’une loi ne suffit pas, surtout en Haïti où les règles légales sont loin de toujours atterrir. Si cette réforme peut être considérée comme une véritable victoire, c’est alors avant tout parce qu’elle peut porter les féminismes à revendiquer encore un peu plus l’égalité. Reste maintenant à la faire appliquer !

>> télécharger le texte en version pdf ici :  communication_colloque_genre_2016

Aquarelle d'Haïti