L’indépendance des juges : avancées et résistances

Forum Citoyen pour la Réforme de la Justice, des pratiques de l’Etat et de la société civile,
22 avril 2015 

Communication de Me Jacques LETANG :
« L’indépendance des juges dans le système judiciaire haïtien : avancées et résistances »

discours

Mesdames et Messieurs les organisateurs de ce forum, distingués invités, je suis particulièrement heureux de participer aux réflexions de cette journée sur la réforme de la justice, des pratiques de l’Etat et de la société civile. Ma communication porte sur « l’indépendance des juges dans le système judiciaire haïtien : avancées et résistances« .

« La justice ne règne pas seulement par ses décisions; elle domine surtout par la confiance qu’elle inspire« . Voici peut être résumé en une phrase l’essence même de la démocratie, qui repousse une vision autoritaire du pouvoir au profit d’une conception à la fois partagée et égalitaire de la gestion de la chose publique et de la vie en société. Dans ce contexte, la justice est perçue comme un service public, au sein duquel le juge devient le garant de la confiance de l’individu envers la société, garant de la stabilité et de la paix sociales.

Nous n’avons peut être pas encore pris la mesure de l’importance que devrait avoir la contribution des juges à l’établissement et au renforcement de l’état de droit. Presque trente ans après l’adoption de notre constitution qui consacre formellement le principe de la séparation des pouvoirs et celui, corollaire, de l’indépendance du pouvoir judiciaire, pouvons nous dire aujourd’hui que la justice inspire confiance? Il suffit malheureusement d’ouvrir la radio pour entendre parler, comme encore ces derniers jours, de nouveaux scandales qui entament toujours un peu plus la crédibilité de nos institutions. Instrumentalisation politique, corruption, trafic d’influence, arbitraire, impunité, incompétence… L’indépendance est certes proclamée dans les textes ; elle n’est cependant pas confirmée dans la pratique.

Les trois lois de 2007 représentent pourtant une avancée considérable pour le renforcement du pouvoir judiciaire pris dans sa globalité mais aussi pour les juges qui, individuellement, le composent. Elles viennent cristalliser les principes énoncés dans la Constitution en mettant en avant des garanties précieuses et concrètes pour les magistrats. Je vous propose avec cette communication de cheminer au sein de ces textes pour relever à la fois les avancées qu’ils comportent, les insuffisances qu’ils recèlent mais aussi les forces de résistances qui s’opposent à leur mise en œuvre effective.

La justice ne peut être indépendante si ceux qui la rendent ne le sont pas. Il s’agit là du point cardinal de cette communication sur l’indépendance des juges, composante de l’indépendance de la justice. A cet égard, j’affectionne particulièrement l’article 33 portant statut de la magistrature qui trace les grandes lignes du principe, je cite : « Les Juges sont indépendants, tant à l’égard du Pouvoir Législatif que du Pouvoir Exécutif. Ils n’obéissent qu’à la Loi et ne peuvent s’en affranchir, même pour des motifs d’équité. Ils sont aussi indépendants entre eux dans leurs fonctions juridictionnelles. Leurs décisions peuvent être infirmées, cassées ou annulées par des juridictions supérieures, mais celles-ci ne peuvent les contraindre à juger autrement qu’ils ne pensent« .

Si cette disposition a toute son importance, la proclamation de cette indépendance ne suffit pas. Elle doit se matérialiser par l’adoption de garanties statutaires conférées aux magistrats, qui les protègent à la fois des ingérences externes mais aussi des rapports hiérarchiques avec leur administration. Les juges ne sont pas en effet des fonctionnaires comme les autres! La doctrine relève généralement quatre grands domaines qui réclament des protections particulières : le recrutement ; la stabilité et l’avancement de la carrière ; et l’exercice de la discipline. Les trois lois du 13 novembre 2007, portant respectivement sur le fonctionnement de l’Ecole de la Magistrature, sur le statut de la magistrature et sur la création du CSPJ viennent apporter des réponses, certes partielles, à ces défis.

1) Le recrutement.

La loi relative à l’Ecole de la Magistrature vient renforcer l’option théoriquement privilégiée par notre système judiciaire : la sélection sur concours donnant lieu à une formation initiale adaptée et spécifique. Cette option permet à la fois de privilégier la compétence, de soustraire la nomination de l’opportunisme politique et de favoriser des vocations pour la magistrature.

Depuis sa mise en place, l’Ecole fait peur, car les politiciens mesurent le degré d’indépendance qu’elle pourrait introduire et diffuser dans le système. De ce fait, elle a été négligée, et les dispositions de la loi de 2007 n’ont toujours pas été mise en application. Pour preuve, le Conseil d’administration n’est toujours pas installé! On peut percevoir le mépris avec lequel sont traités les élèves magistrats, à l’exemple de la dernière promotion dont les élèves ont attendu de nombreux mois avant d’être nommés… le plus souvent à des postes de suppléant juge de paix ! Sans parler des tentatives pour renouer d’une manière ou d’une autre l’influence sur des magistrats qui ne doivent rien à personne, en cherchant à organiser par exemple la remise des commissions au sein même du palais national, prétention particulièrement incongrue à l’heure de l’indépendance.

L’enjeu est là : faire du magistrat un débiteur du responsable politique qui le nomme. C’est tout le danger du mécanisme d’intégration directe qui, parallèlement à l’intégration par concours, continue de placer la nomination sous le poids de l’influence politique, mêlant étroitement exécutif et législatif. Non seulement les magistrats ainsi nommés ne sont généralement pas choisis en fonction de leur compétence, mais qui plus est un doute se creuse sur l’éventuelle allégeance du magistrat à ceux dont il se croit redevable. Le poids de cette « dette » s’accroit encore lorsque les conditions de nominations sont sujettes à polémiques et sont interprétées comme étant une « faveur » octroyée personnellement au juge par tel ou tel responsable politique.

Les lois de 2007 cherchent à renforcer la procédure de nomination pour éviter ce genre de dérives, en associant notamment le CSPJ qui doit formuler un avis favorable pour les nominations des magistrats du siège. Dans la continuité des dispositions constitutionnelles, la loi prévoit par ailleurs un mécanisme complexe de nomination faisant intervenir pour les tribunaux de première instance et d’appel les collectivités territoriales chargées de proposer des listes de candidats au Président de la République. Ce système, relativement lourd, n’a jamais pu entrer en vigueur faute de la mise en place de ces institutions, créant ainsi un flou préjudiciable au fonctionnement régulier du système.

2) L’inamovibilité.

La Constitution consacre en son article 177 le principe d’inamovibilité pour les juges du siège. Il s’agit d’une garantie importante dans la mesure où le pouvoir ne peut ainsi les destituer, les muter ou même leur donner une promotion sans leur consentement. Cette garantie est cependant fortement limitée par le caractère temporaire du mandat octroyé au juge, équivalent à 10 ans pour les juges de la Cour de Cassation et des Cours d’appel, et 7 ans pour les Tribunaux de Première Instance.

L’enjeu se cristallise ainsi autour de la question du renouvellement du mandat, comme nous avons pu le constater ces derniers temps avec l’exemple du doyen des Gonaïves, qui a vu sanctionner son indépendance de caractère par un mur dressé devant sa carrière de magistrat. La loi de 2007 a pourtant apporté certains verrous en prévoyant l’émission d’un avis favorable du CSPJ qui doit théoriquement être suivi par le Président de la République. Force est cependant de constater que l’exécutif n’a pas toujours jugé bon de respecter cette exigence, en procédant unilatéralement à la nomination et au renouvellement du mandat des magistrats selon ses propres critères, sans tenir compte des listes communiquées par le CSPJ.

La question est encore plus aigüe pour les magistrats du parquet et les juges de paix qui ne bénéficient pas d’un mandat, et ne sont donc pas protégés par l’inamovibilité. Il s’agit là d’une des premières limites du principe d’indépendance, dont les garanties se restreignent pour l’essentiel aux juges du siège, excluant les magistrats debout, officiellement placés sous la hiérarchie directe du pouvoir exécutif. Il faut cependant noter la nuance apportée par la loi de 2007 qui parle à plusieurs reprises des « magistrats » dans leur ensemble, sans se restreindre aux juges de siège, ce qui laisse entendre que le CSPJ aurait une compétence, certes plus limitée, envers les Parquetiers.

Par ailleurs, il faut mettre l’accent sur l’article 34 de la loi portant sur le statut de la magistrature qui énonce que, parallèlement à leur mission d’officiers de police judiciaire, « les juges de paix, dans leur activité juridictionnelle, sont des juges et à ce titre indépendants« . Dans ce cadre, la loi de 2007 place les juges de paix sous l’autorité directe du CSPJ, ce qui représente un acquis considérable qui pourra je l’espère révéler toute sa force durant la période électorale, en soustrayant aux pouvoirs exécutif et législatif un de leur instrument privilégié pour orienter et contrôler sur le terrain le processus électoral. Il faudra attendre ici le CSPJ pour mesurer ses capacités à s’engager véritablement en faveur de la consolidation de la démocratie, en observant dans quelle mesure il se donnera les moyens d’empêcher concrètement les dérives judiciaires généralement suscitées par les enjeux électoraux.

3) La carrière.

Au-delà de la question de la nomination, les lois de 2007 prévoient de soustraire le cheminement du métier de magistrat des mains de l’exécutif pour le confier au CSPJ, nouvel organe régulateur qui se doit d »encadrer les modalités d’affectation et d’avancement des juges afin qu’elles reposent désormais sur des règles d’application objective et transparente. La question est évidente : un juge ne pourra se sentir indépendant s’il sait que sa carrière est entre les mains d’un organe politique à qui il devrait alors plaire, ou, du moins, éviter de déplaire. Malheureusement, jusqu’à présent, le CSPJ n’a pas été en mesure de mettre en place les mécanismes prévus par la loi, notamment le tableau de cheminement qui doit refléter les états de service de chaque magistrat. Le CSPJ n’est donc pas à même de promouvoir comme le veut la loi à la fois l’indépendance, la compétence et l’intégrité ; les décisions de mutation et de promotion restant ainsi le plus souvent liées à des considérations d’opportunité ou d’influence politique.

4) La responsabilité et la discipline.

Il s’agit là d’un point incontournable. L’indépendance du juge n’a de valeur que si elle permet au magistrat d’appliquer la loi de manière égale pour tous. Pour cela, il faut avant tout rappeler un principe cardinal : l’indépendance n’est pas octroyée aux juges dans leur intérêt propre mais elle leur est garantie dans l’intérêt des justiciables. Les juges sont certes indépendants, mais ils ne sont pas pour autant libres de faire ce qu’ils veulent. Le juge est chargé de dire le droit, dans le cadre de ce que l’on appelle précisément la juridiction : Juris dictio, dire le droit. Il n’a pas à inventer des règles selon ses opinions personnelles ou en faisant prévaloir son point de vue individuel. C’est ici que le principe d’indépendance se mêle intimement avec le principe d’impartialité. Si l’indépendance consiste à protéger le magistrat des ingérences extérieures, l’impartialité est plus complexe, et se rapporte au for intérieur du magistrat, à toutes les pressions qui peuvent négativement influencer son jugement. Pour préserver la justice de ces pressions multiples, des règles éthiques et déontologiques doivent nécessairement guider et orienter la conduite du magistrat.

En ce sens, si le juge commet une faute, sa responsabilité doit pouvoir être engagée. L’article 65 de la loi portant statut de la magistrature est clair : « tout manquement par un magistrat à la loi, à l’honneur ou au devoir de son état, constitue à sa charge une faute disciplinaire« . Il faut comprendre toute la délicatesse entourant cette question. S’il faut pouvoir engager la responsabilité du juge lorsqu’il sort du chemin tracé par la loi, il faut à tout prix éviter que cette procédure devienne un prétexte pour reprendre du pouvoir sur les juges, et remettre en cause leur liberté juridictionnelle. A ce niveau, les lois de 2007 introduisent un élément essentiel en faisant du CSPJ l’autorité disciplinaire susceptible de connaître des plaintes déposées contre les juges. Cette option permet ainsi de se prémunir des considérations d’opportunité pour conjuguer les principes a priori contradictoires d’indépendance et de responsabilité.

Ici encore, il faut constater des insuffisances. Jusqu’à présent le CSPJ n’est pas parvenu à se structurer suffisamment pour examiner l’ensemble des plaintes conformément à la procédure prévue par la loi, qui, il faut le reconnaitre, est assez complexe. Depuis trois ans, l‘inspection judiciaire n’a toujours pas été mise sur pied. Seules quelques dizaines de plaintes sur les centaines déjà reçues ont fait l’objet d’un examen préliminaire, qui lui même n’atterrit pas toujours. Le CSPJ n’a pas encore clairement les moyens de mener ce travail de manière à la fois informée et impartiale. Un processus de certification des juges en fonction a été parallèlement mis sur pied ; mais il fait l’objet de nombreux débats et de plusieurs contestations concernant la légitimité même de sa composition et de son fonctionnement.

«  » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » » »

Nous pourrions évoquer encore longtemps les garanties statutaires prévues par la loi, essentiellement reconnues aux juges du siège. Mais je voudrais m’attarder maintenant avec vous sur l’épineuse question de la gestion des transitions, mise en lumière par le doyen Carcassonne, grand constitutionnaliste français. Je cite : « Lorsque l’on veut passer d’un système insatisfaisant à un système satisfaisant, comment doit on faire, et avec qui? Face à un système judiciaire asservi ou vénal, faut-il commencer par le purger – ce qui n’est déjà pas chose aisée – pour ensuite seulement apporter des garanties d’indépendance à des juges nouveaux, ou faut-il commencer par les garanties, quitte à ce qu’elles profitent tout d’abord à ceux qui, dans le passé, ont eu des pratiques détestables et dont on est en droit de se défier? »

Cette question se pose au niveau des juges, qui ne semblent pas forcément prêts pour la plupart à conquérir et à démontrer cette indépendance qu’on voudrait leur garantir. J’ai eu l’occasion de comprendre à quel point le corporatisme judiciaire est peut être la première force de résistance à un véritable changement des pratiques. Les magistrats ne perçoivent pas toujours ce qu’ils peuvent avoir à gagner avec l’indépendance ; nombreux perçoivent en revanche ce que de véritables réformes en faveur d’une bonne administration de la justice pourraient impliquer en termes de remises en cause de privilèges indus et d’intérêts mal acquis.

Cette question se pose également au sein même du Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire. Assurer l’indépendance des magistrats, c’est en effet assurer d’abord celle de l’organe qui préside au déroulement de leur carrière. Pour cela, la légitimité du CSPJ est intimement liée à son caractère collégial : il est composé dans sa très grande majorité de magistrats élus ou désignés qui sont ainsi censés incarner le principe de l’auto-administration de la justice, concrétisation de la séparation des pouvoirs. La collégialité devrait permettre de garantir cette indépendance et de protéger les Conseillers pris individuellement. Elle s’est cependant révélée dans les faits être un refuge à la fois pour l’ingérence politique, l’immobilisme, la déresponsabilisation et la mise en porte-à-faux des porteurs d’initiatives et des défenseurs des principes. Le bilan, à l’issue de ces trois premières années de mandat, n’est malheureusement pas bon. Mais comment envisager autre chose quand les personnes qui sont mises à la tête de ce qui devrait être une institution progressiste sont majoritairement des représentants qui ont baigné, leur carrière durant, dans les mauvaises pratiques?

Lors de mon discours d’investiture au CSPJ, il y a déjà deux ans, je reprenais en guise de conclusion la mise en garde suivante : « L’indépendance est un droit, mais c’est aussi un devoir ». Je formulais alors le vœu que le CSPJ se révèle être une autorité régulatrice qui, non seulement, donne elle-même l’exemple de l’indépendance, de la rigueur et de l’efficacité, mais encore protège et favorise de ce fait l’indépendance, la rigueur et l’efficacité de l’institution toute entière. A la fin de cette troisième année d’existence, je ne suis malheureusement pas sûr de pouvoir dire que les Conseillers, réunis ensemble au sein de cette haute institution, se soient révélés à la hauteur de la tâche.

Pour finir, je souhaiterais vous laisser sur ces quelques mots, à méditer : « L’indépendance, c’est le gout de la liberté ».

Merci.

lien vers un article du nouvelliste : http://lenouvelliste.com/lenouvelliste/article/143986/Plaidoyer-pour-une-reforme-de-la-justice-en-Haiti