La « paternité responsable » : une réforme essentielle mais une loi problématique?

Article publié dans Le Nouvelliste le 13 décembre 2012.

haiti-portait_011-r600.jpgDepuis près de dix ans, une réforme se prépare au sein de la société haïtienne, avec comme leitmotiv le concept de « paternité responsable », principe appelé à lutter contre la situation dramatique de dizaine et de dizaine de milliers d’enfants haïtiens qui vivent sans père légalement reconnu. Si la polygamie est formellement interdite en Haïti, il est cependant fréquent de voir des hommes entretenir parallèlement plusieurs familles et des femmes enchaîner des unions desquelles naissent des enfants de pères différents. Si cette situation n’est pas nouvelle, il faut bien constater le caractère de plus en plus précaire des unions et la multiplication comme l’appauvrissement des foyers monoparentaux.

L’archaïsme de la loi n’arrange rien. Celle-ci conserve en effet des résidus de discrimination hérités du vieux code Napoléon. Partageant le même héritage juridique, la France a pourtant, comme de nombreux pays occidentaux, modifié sa législation. Les réformes réalisées notamment en 1972 et en 2005 ont permis l’égalisation du statut des enfants et l’abolition des différences faites entre eux sur la base de la situation matrimoniale de leurs parents. Si le droit haïtien a lui même connu des évolutions, notamment avec le décret-loi du 22 décembre 1944 et le décret 27 janvier 1959 qui sont venus affirmer l’égalité des droits entre les enfants naturels et les enfants légitimes, la législation nationale discrimine toujours de trop nombreux enfants.

L’article 306 du Code Civil dispose en effet que la reconnaissance paternelle ne peut avoir lieu au profit des enfants incestueux et adultérins, ceux-ci ne pouvant dès lors ni porter le nom de leur géniteur, ni hériter de ce dernier. En outre, si le décret de 1944 est venu élargir substantiellement le mécanisme de recherche de paternité prévu à l’article 311, force est de constater que cette disposition fondamentale n’est pas appliquée dans la pratique judiciaire. Dans les faits, les femmes ne disposent donc pas de réels moyens de contraindre un homme à reconnaître son enfant si celui-ci ne le désire pas, et ne peuvent en conséquence bénéficier de la protection de la loi, notamment en matière de créance d’aliments.

La Constitution du 29 mars 1987 s’est pourtant clairement prononcée en faveur de l’égalité du statut des enfants. L’article 260 de la Constitution proclame en effet que l’Etat « doit une égale protection à toutes les familles qu’elles soient constituées ou non dans les liens du mariage ». Au surplus, l’article 262 prévoit qu’un « Code de la Famille doit être élaboré en vue d’assurer la protection et le respect des droits de la Famille et de définir les formes de la recherche de la paternité ». La loi mère est donc on ne peut plus claire : contre une conception moraliste de la loi qui veut imposer le modèle matrimonial et exclure tout ce qui n’y est pas conforme, la Constitution privilégie une vision libérale de la société et une conception progressiste du droit, dont le but serait d’accompagner les réalités sociales et non de les nier. Pourtant, plus de 25 ans après cette proclamation, la situation de nombreux enfants et de leur mère demeure particulièrement critique.

Un avant-projet de loi sur « la Paternité et la filiation » a été élaboré dès les années 2005 sur l’initiative du Ministère à la Condition Féminine et aux Droits des Femmes, dirigé alors par la Ministre Marie Laurence Jocelyn Lassègue. Cet avant-projet, qui a fait l’objet de plusieurs consultations, proposait un texte relativement bien construit, qui a cependant connu de profondes modifications sur la forme comme sur le fond lors de son examen devant la Chambre Basse.

Souhaitant modérer l’image trop « féministe », les parlementaires ont tenu à inclure dans le texte la question de la maternité, avec l’argument de vouloir traiter de manière égale des matières qui répondent pourtant à des problématiques à l’évidence différenciées. Le texte ainsi remanié, intitulé désormais « Loi sur la Paternité, la Maternité et la Filiation », a été adopté par les Députés le 10 mai 2010 et par les Sénateurs le 12 avril 2012. Cette loi, qui n’est toujours pas en vigueur faute de promulgation par le Président de la République, est malheureusement truffée de nombreuses approximations et imperfections.

Sur le fond, le texte se propose de supprimer l’exclusion des enfants adultérins et incestueux. L’article 1 de la nouvelle loi s’énonce comme suit : « il est établi le principe de l’égalité des filiations légitime, naturelle, adoptive ou autres, impliquant nécessairement l’égalité entre tous les enfants qu’ils soient de couples mariés ou non ». Si l’affirmation de l’égalité des filiations est essentielle, on peut cependant regretter cette énonciation vague et peu convaincante… Plutôt que de maintenir les catégories tout en évitant le recours au concept d’enfant adultérin, il aurait été préférable, sur le modèle de la réforme française de 2005, d’uniformiser le droit de la filiation. C’était d’ailleurs le choix retenu par l’avant-projet qui proposait qu’« aucun qualificatif ne peut être attribué à un enfant en raison du statut de ses parents au moment de la naissance ».

Le texte consacre par ailleurs de nombreux articles à la définition d’une nouvelle procédure en matière de recherche de paternité et de maternité. Selon l’article 5 de la loi, l’action « sera assujettie à une ordonnance permissive du Doyen » avant d’être « inscrite dans un registre ou rôle non public ». Pourtant, l’article 7 ne fait aucune référence à cette procédure préliminaire en affirmant que l’action sera introduite par devant le Juge des référés. L’article 7 précise plus loin que la décision du Juge des référés ne peut être susceptible que de Pourvoi en Cassation.

On ne peut que rester dubitatif devant le caractère hésitant et contradictoire de ces dispositions. Comment vont s’enchaîner dans les faits ces différentes étapes ? Si le choix du Juge des référés peut se comprendre vu l’urgence, l’intervention du Doyen ne risque-t-elle pas d’alourdir la procédure sans apporter de bénéfice réel ? De plus, les articles se contredisent en évoquant alternativement le caractère « primordial » du « principe du contradictoire » et le fait que le jugement sera « réputé contradictoire », ce qui signifie pratiquement l’inverse !  De surcroît, aucun délai pour agir n’est mentionné dans le texte… Cela laisserait donc sous-entendre que l’action pourra être introduite sans limite temporelle aucune ?

Sur le plan de la forme, le texte souffre de nombreuses faiblesses et aligne des articles déséquilibrés et mal agencés, certains comportant plus de cinq alinéas traitant de sujets différents. Loin de proposer un  « Code de la famille » clair et homogène, le texte contient des articles propres, des articles modifiant le Code Civil, et d’autres modifiant le décret de 1959, compliquant ainsi sa lecture et la compréhension des dispositions applicables en la matière. La rédaction est par ailleurs hésitante, désignant successivement des titulaires de droits différents comme « la femme ou l’homme », « le tuteur ou la tutrice », « le parent », ou même encore « l’enfant demandeur »…

Le texte contient également des dispositions particulièrement incongrues, comme le fait de prévoir une « présomption de paternité » établie à l’égard du défendeur sur la base de la simple introduction d’une action à son encontre, ou encore une sanction pour « dénonciation calomnieuse » à l’encontre du demandeur si le test ADN se révèle négatif (ce qui est pour le moins inapproprié puisque la calomnie ne concerne que la dénonciation en matière pénale, alors qu’il s’agit ici d’une affaire purement civile!). Plus étonnant encore, le texte semble exclure à priori du champ d’application de la loi le personnel diplomatique et consulaire… ainsi que les membres du saint siège ! Ce qui laisserait entendre que tous les enfants seraient égaux devant la loi, sauf les enfants des prêtres, ces derniers n’ayant rien à craindre de leurs écarts !!

A un autre niveau, on peut se questionner sur l’impact général de cette réforme qui fait de la preuve biologique le nouveau socle du droit de la filiation. En cette matière, le droit entend intégrer les évolutions de la science qui permettent aujourd’hui de prouver avec certitude le lien génétique unissant un enfant à ses géniteurs. Mais il faut cependant être conscient que ce nouvel outil est pratiquement inconnu de la majorité de la population, exception faite des demandeurs de visa américain, les résultats des tests exigés par l’ambassade provoquant d’ailleurs souvent des situations inattendues et délicates…

Au fond, la question posée est celle de savoir ce qui « fabrique » le lien de parenté au sein de la société haïtienne. S’agit-il uniquement du « sang » ? Une grande place n’est-elle pas accordée à la volonté, aux circonstances particulières de chaque parcours et aux liens tissés au quotidien ? Le droit français a maintenu pour sa part un mécanisme alternatif : celui de la possession d’état, permettant d’établir ou de prouver une filiation sur la base de la réalité vécue. Si la possession d’état est prévue dans le droit haïtien en matière de filiation légitime, la réforme n’envisage malheureusement pas de l’étendre à la filiation naturelle…

La référence exclusive aux tests d’ADN (à l’exclusion d’autres modes de preuve, comme l’évoquait pourtant l’avant-projet de loi) pose également des problèmes d’applicabilité. Existe-t-il vraiment en Haïti les moyens techniques permettant de répondre à cette éventuelle demande ? On peut aussi se poser la question du coût disproportionné de telles mesures, les tests ADN restant relativement coûteux. A ce sujet, l’article 7 prévoit maladroitement l’adoption d’un décret d’application relatif à « des crédits budgétaires destinés à couvrir le coût des tests d’ADN au profit des petites bourses »… Cela pourra-t-il être effectif ? Quand et comment ? …

Autre problème majeur, celui de la rétroactivité de la loi.  Le texte s’appliquera-t-il aux enfants déjà nés, y compris aux personnes déjà adultes ? Si le principe général en droit est celui de la non rétroactivité des lois, une exception est prévue pour les lois relatives au statut et à l’état des personnes, qui sont généralement d’application immédiate… Or, le droit de la filiation concerne bien évidemment l’état des personnes, mais pas seulement… La loi elle-même n’est pas claire : si l’article 311 modifié prévoit que la recherche de paternité ou de maternité sera « applicable à tout enfant né sous l’égide de la présente loi », le texte reste toutefois muet sur le cas des enfants adultérins et incestueux… Les enfants compris dans cette catégorie, y compris ceux nés avant cette loi, pourraient donc selon une interprétation à contrario en tirer les avantages !?

On voit ici l’importance cruciale de ces controverses juridiques, qui auront dans les faits un impact majeur sur l’organisation de chaque famille en Haïti, risquant de provoquer sur la base d’interprétations divergentes des conflits sans fin. L’avant-projet de loi s’inspirait pour sa part de l’esprit de la réforme française en proposant un principe plus clair, admettant la rétroactivité des dispositions prévues dans le texte au nom du principe d’égalité, mais en excluant toutefois les « successions déjà ouvertes avant la date de sa promulgation ». Le caractère approximatif des dispositions du texte adopté sera, à l’évidence, facteur d’incertitude, situation particulièrement néfaste au principe fondamental de la sécurité juridique.

Plus globalement, on peut se montrer très pessimiste concernant la mise en vigueur de cette loi, non seulement au regard de toutes les limites déjà relevées dans le texte lui-même, mais aussi au regard du peu d’attention que cette réforme suscite de la part des autorités comme des différentes institutions et ONGs. Le Gouvernement comme l’actuel Ministère à la Condition Féminine ne se montrent pas particulièrement concernés par cette réforme. Preuve en est : toujours pas de promulgation du texte ! Quant aux différentes institutions, ONGs et organisations de femmes celles-ci semblent davantage concernées par les problématiques relatives à l’enfance en domesticité, à l’adoption ou aux violences faites aux femmes. En tout état de cause, aucun programme d’envergure n’est semble-t-il envisagé pour favoriser la diffusion et l’application du texte adopté.

Or, sans un véritable accompagnement dans la mise en œuvre du texte législatif, cette réforme risque d’être confrontée à deux écueils : celui de passer totalement inaperçue faute d’être connue et maîtrisée par la population et par les acteurs concernés ; mais d’autre part et parallèlement, celui de générer, faute d’une ligne claire, un formidable désordre. Au vu du caractère très sensible des questions liées aux successions et à la propriété foncière en Haïti, on ne peut que présager des déchirements et des dénouements douloureux pour de nombreuses familles, conséquences fâcheuses bien éloignées de l’esprit de la réforme, imprégné des impératifs de justice sociale et de l’égalité de tous et de toutes devant la loi.

 

Pauline LECARPENTIER, Juriste française, Doctorante en sociologie du droit à l’EHESS-MARSEILLE

Jacques LETANG, Avocat haïtien, Master II en Droit (Lyon), spécialiste des droits humains,